Émirats-Israël. Mohamed Ben Zayed creuse son sillon au Proche-Orient

L’accord entre Abou Dhabi et Tel-Aviv, officiellement conditionné par l’arrêt de l’annexion de territoires palestiniens, s’inscrit surtout dans la politique régionale des Émirats arabes unis qui se sont affirmés comme une puissance régionale ayant une politique étrangère autonome. Il représente le point d’orgue d’une diplomatie offensive mise en place par l’homme fort du pays, Mohamed Ben Zayed.

Abou Dhabi, 17 février 2019. — Le prince héritier Mohamed Ben Zayed à l’inauguration du salon international de la défense
AFP.

La nouvelle a ébranlé le monde arabe sans toutefois l’étonner. La ligne rouge de la normalisation avec Israël officiellement respectée par les pays arabes au nom de la solidarité avec la cause du peuple palestinien1 a été franchie par Abou Dhabi. Elle rompt avec le consensus arabe tel qu’il s’était dessiné à travers l’Initiative de paix arabe de 2002, qui conditionnait la normalisation avec Israël à la création d’un État palestinien dans les frontières de 1967, le retrait d’Israël du plateau du Golan et le retour des réfugiés.

Un continuum de la politique interne

Le rôle de plus en plus important joué par les Émirats arabes unis dans la région est une conséquence directe de l’ascension du prince héritier d’Abou Dhabi, Mohamed Ben Zayed (MBZ). Nommé par son père, le président Zayed Ben Sultan Al-Nahyane (1971-2004), vice-prince héritier d’Abou Dhabi en 2003, MBZ devient un personnage politique de premier plan avec la détérioration de la santé de son frère, Khalifa Ben Zayed, actuel président des Émirats depuis 2004.

Cumulant la fonction de prince héritier avec sa responsabilité à la tête du conseil exécutif d’Abou Dhabi, ainsi que le poste de vice-ministre de la défense, il prend en main les affaires internes et étrangères du pays. Cela se traduit rapidement par une politique interne répressive qui sera renforcée avec l’avènement des « printemps arabes ».

Craignant que la vague de contestation qui a touché le Bahreïn, l’Égypte et le Yémen ne frappe son pays, MBZ écrase toute velléité de contestation. Les membres de l’association Al-Islah, branche locale des Frères musulmans, en feront les frais : arrestations, emprisonnements, condamnations pour « tentative de coup d’État » et « menace sur la sécurité intérieure du pays ». Al-Islah finira en novembre 2014 sur une liste terroriste dressée par les Émirats, aux côtés de l’organisation des Frères musulmans et de l’organisation de l’État islamique (OEI).

Un sort dont l’association n’a pas l’exclusivité, puisque la répression s’est également abattue sur la balbutiante opposition libérale. Des voix contestataires, qui avaient commencé à se faire entendre sur le web dès 2009, ont gagné en puissance pour culminer en mars 2011, à travers une pétition demandant entre autres la réforme des institutions politiques du pays et l’organisation d’élections libres. Quelques associations civiles avaient également rejoint l’appel. Bien que cette dissidence n’ait jamais donné lieu à une mobilisation sur le terrain, le prince héritier mènera à son encontre une répression similaire à celle qu’il ordonne en parallèle contre les islamistes, et les mauvais traitements des prisonniers d’opinion signalés à plusieurs reprises par Amnesty International sont fréquents à la prison Al-Razeen, le « Guantanamo » de l’émirat d’Abou Dhabi.

Convergence d’intérêts sécuritaires

C’est l’un des points sur lesquels s’amorce la coopération avec Israël, celui du renseignement et de la répression, puisque celle-ci s’inscrit dans une convergence d’intérêts sécuritaires et économiques pour les deux pays. En effet, la chape de plomb qui s’est abattue sur les Émirats s’est accompagnée de la mise en place d’un État policier hypermoderne et d’une surveillance accrue sur les citoyens, auxquelles Israël n’est pas étranger.

L’entreprise israélienne NSO Group, créée en 2010, a entre autres fourni à Abou Dhabi le logiciel espion Pegasus qui transforme les smartphones en outils de surveillance de masse. En octobre 2019, le quotidien israélien Haaretz a révélé que l’entreprise de cybersécurité émiratie Darkmatter a tenté de débaucher d’anciens membres de l’armée israélienne pour le compte d’agences de renseignement locales, afin de cibler journalistes et défenseurs des droits humains, offrant aux potentiels collaborateurs israéliens jusqu’à un million de dollars par an de salaire.

Toujours en 2019, Haaretz a également dévoilé la signature d’importants contrats entre Abou Dhabi et un homme d’affaires israélien, afin de se doter de technologies d’espionnage et de surveillance. D’autres accords sont attendus pour la vente de drones, de matériel de cybersurveillance ou de reconnaissance faciale, comme le souligne un article, toujours de Haaretz, en date du 17 août 2020, et qui montre que la coopération entre les deux pays se renforce surtout au niveau militaire, après s’être construite sur une base sécuritaire.

Sur le plan économique, l’accord signé en juillet 2020 entre des entreprises israéliennes et leurs homologues émiraties en matière de recherche et de développement technologique dans la lutte contre le coronavirus s’annonce comme le premier d’une série d’autres à venir. Car si Abou Dhabi représente historiquement le bras politique des Émirats, elle a également pris le pas sur Dubaï, son pendant économique, depuis la crise de 2008. Accumulant les dettes, Mohamed Ben Rachid Al-Maktoum, émir de Dubaï et également premier ministre et ministre de la défense de la fédération, n’a eu d’autre choix que de se tourner vers Abou Dhabi pour renflouer ses caisses et éviter l’insolvabilité, faisant définitivement pencher la balance du côté de MBZ, qui concentrera désormais tous les pouvoirs.

Un interventionnisme régional exponentiel

Si la question sécuritaire est un terrain de coopération avec Israël, il existe aussi une convergence d’intérêts entre les deux pays depuis plus d’une décennie, marquée par l’hostilité à l’Iran et la lutte contre « l’islam politique ». Elle se confirme sur au moins trois fronts : l’Égypte, le Yémen et la Libye. De plus, l’inquiétude qui a traversé les rangs des pays de la région après la passivité — et l’impulsivité — américaines, entre les attaques des tankers dans la mer d’Oman puis celle des installations de l’Aramco en septembre 2019, ou encore l’assassinat du général iranien Qassem Soleimani en Irak en janvier 2020, pousse de plus en plus les acteurs locaux à développer leur diplomatie et nouer leurs propres alliances.

Jusque-là acteurs discrets de la région, les Émirats soutiennent en juin 2013 le coup d’État contre le président égyptien Mohamed Morsi et, dans une moindre mesure, le parti tunisien Nidaa Tounès en 2014 contre le parti islamiste Ennahda. Ils ne cherchent pas seulement à contrer les Frères musulmans, mais également à exporter leur modèle, basé sur un État autoritaire — voire une dictature militaire — et le libéralisme économique.

En 2015, l’armée émiratie s’engage aux côtés de l’Arabie saoudite au Yémen. Si la motivation première du royaume wahhabite dans cette guerre est de contrecarrer la rébellion houthiste, perçue comme alliée de l’Iran, l’attention d’Abou Dhabi est davantage accaparée par le parti Al-Islah, branche locale quoique hétérodoxe des Frères musulmans, pourtant allié des Saoudiens. Dans le bourbier yéménite, la fédération a l’avantage de pouvoir compter sur une base arrière, à savoir sa base militaire d’Assab en Érythrée, qui se trouve face à Aden, la capitale du sud du Yémen.

C’est que la stratégie émiratie ne se limite pas au Proche-Orient. Lorgnant sur la Corne de l’Afrique, Abou Dhabi investit dans les ports d’Érythrée, de la Somalie et de Djibouti, dans une « diplomatie des ports » allant du golfe d’Aden jusqu’à la mer Rouge, et la mettant en concurrence directe avec son meilleur ennemi le Qatar, notamment en Somalie.

Plus au nord, MBZ a pris dès la première heure le parti du maréchal Khalifa Haftar en Libye, toujours dans une logique de soutien aux régimes autoritaires anti-Frères musulmans. Disposant de l’une des armées les plus efficaces de la région, que l’officialisation des liens, notamment dans l’industrie de l’armement, avec Israël ne fera que renforcer, Abou Dhabi en fait profiter son allié, en établissant entre autres une base aérienne dans l’est du pays en 2016. Il renforce ainsi l’axe Émirats-Égypte-Libye contre le Qatar et la Turquie — l’autre ennemi public d’Abou Dhabi —, tous deux soutiens du gouvernement d’union nationale (GNA) de Tripoli reconnu par la communauté internationale. Mais cette politique échoue avec l’intervention directe et massive de la Turquie.

Or, là encore, les intérêts convergents avec Tel-Aviv sont manifestes, Israël et la Turquie étant en concurrence quant à l’exploitation des ressources gazières en Méditerranée orientale. De même que l’installation d’Abdel Fattah Al-Sissi à la tête de l’Égypte a permis une coopération militaire entre Le Caire et Tel-Aviv dans le Sinaï, maladroitement révélée par le président égyptien dans une interview accordée à la chaîne américaine CBS en janvier 2019.

Le silence syrien

Ce poids grandissant des Émirats se fait sentir au niveau arabe. On remarquera l’absence de toute réaction officielle syrienne à l’annonce de cet accord, que ce soit de la part de la présidence ou du ministère des affaires étrangères, alors que non seulement le pays est en guerre avec Israël qui a annexé le plateau du Golan depuis 1967, mais il subit aussi régulièrement les bombardements de l’aviation israélienne. Mais les Émirats ayant lancé depuis 2017 une politique de rapprochement avec le régime de Bachar Al-Assad qui a conduit à la réouverture de son ambassade à Damas en 2018, le président syrien a sans doute besoin de l’appui d’Abou Dhabi pour sa réintégration au sein de la Ligue arabe2.

Quant à l’opinion publique syrienne, elle devra se contenter de la condamnation du directeur général de la Fondation internationale de Jérusalem publiée par le journal Al-Watan, proche du parti Baas.

Enfin, un tel accord accroît le fossé entre les Émirats et l’Iran, ennemi juré d’Israël. Le chef d’état-major des forces armées iraniennes Mohamed Bakri a qualifié dimanche 16 août 2020 la démarche d’Abou Dhabi d’ « inacceptable » et a déclaré « tenir les Émirats arabes unis pour responsables » de toute menace à la sécurité nationale de l’Iran dans le Golfe. Cette déclaration a suscité la convocation de l’ambassadeur iranien à Abou Dhabi. Les relations entre les deux pays semblaient pourtant connaître une phase d’accalmie depuis l’été 2019. La réaction d’Abou Dhabi à la suite des attaques contre les tankers au large de l’émirat d’Al-Foujairah au mois de juin — qui ont pourtant souligné les failles sécuritaires de la fédération — n’a pas manqué d’étonner : le ministre émirati aux affaires étrangères et frère cadet de MBZ, Abdallah Ben Zayed, a refusé de pointer un doigt accusateur vers l’Iran.

D’autres gestes symboliques, comme la rencontre entre les chefs des garde-côtes des deux pays en juin 2019 ou le retrait émirati du Yémen le mois suivant, ont également été interprétés comme des signes de rapprochement entre Abou Dhabi et Téhéran, dont les échanges commerciaux n’ont toutefois jamais été affectés par les soubresauts géopolitiques.

Contrairement à Riyad et à Israël, Abou Dhabi n’est pas favorable à une intervention militaire en Iran, et préfère la voie des négociations et des pressions, à l’instar du candidat démocrate à l’élection présidentielle américaine Joe Biden. Si les Émirats semblent avoir calmé le jeu depuis un an avec l’Iran, c’est sans doute en raison de leur vulnérabilité et par peur de l’ouverture d’un front de guerre avec leur voisin d’en face. Certes, une coopération militaire avec Israël n’est pas envisageable sur le dossier iranien. Mais les Émirats, conscients de leur faible poids face au géant perse, peuvent trouver en Israël un allié politique.

Un partenaire privilégié pour les pays occidentaux

L’accord entre Israël et les Émirats n’a pas seulement été annoncé après une communication téléphonique dont Donald Trump était partie prenante : il advient également à moins de trois mois de la présidentielle américaine. Après les tensions qui ont entaché les relations entre Abou Dhabi et Washington sous la présidence de Barack Obama, jugé par MBZ trop favorable aux Frères musulmans, s’accorder avec le principal allié des États-Unis dans la région apparaît comme une assurance pour les Émirats. Certes, la vieille entente avec l’Oncle Sam s’est rétablie avec le mandat de Trump, dont MBZ a été un fervent soutien avant même son élection, mais le prince héritier aura choisi un partenaire de premier plan des États-Unis, quelle que soit l’issue en novembre 2020.

Dans ce contexte, l’autre partenaire occidental privilégié des Émirats n’est autre que la France. Depuis 2008, Paris a ouvert une base aérienne à Abou Dhabi, au sein de la base militaire Al-Dhafra, la seule que l’Hexagone compte dans le Golfe et qui accueillera bientôt un poste de commandement européen pour la surveillance maritime dans le Golfe.

Si le premier acheteur des armes françaises demeure de loin l’Arabie saoudite, MBZ, dont le ministre français de la défense Jean-Yves le Drian serait un « fan inconditionnel, compte à son tour parmi les principaux clients de la France, devenue cette année troisième exportateur mondial d’armes. Selon Oxfam, les ventes de la France vers l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis s’élèvent à près de 6 milliards d’euros depuis 2015. Petite par son nombre, l’armée émiratie dispose toutefois de la plus puissante aviation militaire de la région après Israël, et d’une réserve importante de mercenaires, le nombre de nationaux n’excédant pas le million d’habitants. Par ailleurs, Abou Dhabi et Paris partagent la même politique en Libye, et la même animosité à l’encontre de la Turquie.

Et demain ?

L’initiative émiratie aura peut-être des suites, en tout cas c’est ce que disent et espèrent les gouvernements israélien et américain, et l’on commence déjà à se demander qui sera la prochaine monarchie du Golfe à sauter le pas. Bahreïn, selon le ministre israélien du renseignement et le chef du Mossad, apparaît comme le prochain candidat.

Il faut dire que l’ambassadeur du royaume était également présent au moment du dévoilement de « l’accord du siècle » et que le régime bahreïni, qui doit son maintien à l’intervention des armées saoudiennes et émiraties en 2011, s’est toujours aligné sur la politique régionale de ces derniers, comme on l’a vu avec le boycott du Qatar en 2017.

De plus, Manama comme Abou Dhabi n’ayant pas le poids religieux symbolique du royaume wahhabite, dont le roi porte officiellement le titre de « Serviteur des lieux saints » (la Mecque et Médine), sauter le pas de la normalisation pourrait être plus aisé. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Riyad n’a officiellement pas réagi à l’annonce de cet accord, son silence éloquent remplissant le fossé qui sépare le discours de la presse saoudienne se félicitant de cette normalisation, et celui d’une opinion publique qui s’exprime depuis le 14 août sous le hashtag « la normalisation est une trahison.

Indéniablement, Israël est le grand vainqueur de cet accord. Benyamin Nétanyahou avait en effet déjà reporté le projet d’annexion de la vallée du Jourdain bien avant toute entente avec Abou Dhabi, mais il peut désormais se targuer d’avoir réussi à obtenir la reconnaissance d’Israël par un pays arabe, qui ne serait peut-être pas le seul. L’autre vainqueur de cette annonce est sans doute l’Iran. À l’heure où la plupart des gouvernements arabes semblent avoir abandonné la question palestinienne, Téhéran se place plus que jamais comme l’adversaire premier de la politique américano-israélienne au Proche-Orient.

1À l’exception de l’Égypte et de la Jordanie qui ont signé des traités de paix avec Israël, respectivement en 1979 et 1994, dans des conditions bien différentes.

2Le sommet de la Ligue arabe qui devait se tenir en Algérie en juin 2020 a été reporté pour cause de coronavirus.

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